Les lettres
Lettre 64: Sur la mer bleue, 1 mars 1936
Assis sur le pont, je pense à vous, mes chers, et si je n’écris pas à la plume, pardonnez-moi, ce serait trop difficile où je suis. Je n’aime pas écrire au salon : on y cuit.
Regardez la carte : nous avons quitté Marseille, nous avons passé entre la Corse et la Sardaigne, entre l’Italie et la Sicile, à peine avons-nous entrevu la Crète et, demain, lundi, 2 mars, nous nous arrêterons quelques heures à Port-Saïd, d’où partira ma lettre.
Mais ces généralités ne vous suffisent point. Voici des détails. Notre bateau est blanc et rouge. Son nom : André Lebon. Donnons-lui à peu près cent mètres de long, sur 12 à 14 de large et, si l’on excepte les mâts, 8 à 10 mètres de haut. C’est donc une maison plus grande que l’église d’Orsières.
Passons aux différents étages : au fond, les machines, moteurs, dynamos, ventilateurs, cuisines disposées par compartiments. Entre ces compartiments, imaginez de gros hangars, forme de cheminées carrées, ils vont du fond jusqu’aux ponts. Il y en a trois. Là, sont enfoncées des autos, des caisses de marchandises de toutes sortes, qu’on charge et décharge, avec des grues placées sur le quai et sur le vaisseau.
Étage supérieur : salles à manger de 2ème et 3ème classe et cabines de 3ème classe. Étage supérieur : cabines de 2ème classe : les nôtres. Ce sont d’étroites chambrettes au plancher et au plafond en fer, aux parois en bois. Chacun a sa lucarne. C’est une vitre très épaisse et ronde, large juste assez pour y passer la tête; on l’ouvre et on la ferme au moyen de deux rivets. Quand il pleut ou qu’il vente, on la tient rigoureusement fermée : une vague suffirait à inonder la cabine. Les couchettes sont très étroites et fixées aux parois par des supports en fer : elles sont les unes et les autres comme des niches. Nous sommes seuls, les trois, dans une cabine à cinq places 53. Les deux couchettes inoccupées servent d’étagères ; pour le reste, elles sont aménagées comme une chambre d’hôtel. On y dort mal, parce qu’il y fait une chaleur d’enfer. Même Maman aurait trop chaud.
Ce que je fais ? Le matin, vers les 6 heures, ce qui fera 2 à 3 heures chez vous, on se lève, on assiste à la s. Messe : elle se dit dans un salon ; on va déjeûner, on monte sur le pont dire son Office, jusqu’à l’heure du dîner et depuis le dîner jusqu’au souper.
Que fait-on sur le pont? On parle, on baille, on s’ennuie, on s’amuse, on dort, on regarde les enfants, car il y en a, on n’a même pas le courage de lire, on est plat, sans force, comme si l’on sortait d’une longue maladie. C’est l’effet de l’air.
Enfin, un jour, j’ai eu le mal de mer… Les requins en ont ri ; moi, je n’en riais pas du tout. Les Chinois en auront beaucoup bénéficié puisqu’on ne les convertit que par la souffrance.
Notre pension est excellente. Matin : thé, café, chocolat, beurre, jambon. Midi: plusieurs viandes, plusieurs légumes, d’excellents fruits. Soir : idem. A quatre heures, thé.
Bref, tout va bien et c’est inutile que vous vous fassiez des soucis à mon sujet. « Ne pleurez pas, je fais bon voyage ».
Dieu me garde. Dieu vous garde aussi. Et cette séparation que nous avons volontairement acceptée sera pour nous une cause d’union plus grande au ciel et déjà sur la terre. Il n’y a que la vie de la foi qui compte. Vivons donc notre foi. Pleurons, mais offrons nos larmes à Dieu. Pour moi, je ne vous oublie point. Mais j’ai l’impression que vous êtes si loin, si loin ! La Rosière, le Valais, quels espaces immenses m’en séparent ! Et je sens qu’une vie nouvelle m’attend dans un monde nouveau 54 ; or cela demande beaucoup de peines. Je sais que vous m’aidez à les supporter. En Dieu, on se rapproche. J’ai expédié mes livres à Anna. Du St-Bernard, on vous enverra la photo des trois. Je vous enverrai aussi le film d’Anna. Je ne l’ai pas ici, et M. Lattion ignore dans quelle malle il l’a mis. En tout cas, on le retrouvera.
Je vous embrasse tous très tendrement.
Vous pouvez écrire à cette adresse, à condition d’envoyer votre lettre par avion ; seulement, il faut prendre du papier très mince et demander à la poste le prix.
Maurice, Missionnaire.
Chanoine Maurice TORNAY, Procure des Missions Étrangères, YUNANNFOU
53 Les « trois » sont les chanoines Rouiller, Lattion et Tornay
54 Souligné dans l’autographe
Lettre 65: Hanoï, 27 mars 1936
Mes chers Parents
Mes chers frères, mes soeurs que j’aime tant,
Mon porte-plume est à sec, comme un vieux tonneau; ne vous offensez pas de ce méchant crayon qui va vous empêcher de pleurer et de lire en même temps : ce sera si peu lisible ; mon cerveau, il y a dedans à peu près autant de désordre que dans le tiroir où vous tenez les ficelles, les papiers, etc. Ne cherchez donc pas trop de logique.
Donc nous avons quitté la mer, mercredi, le 25. Le bateau a gagné une semaine en brûlant les étapes et surtout, les arrêts. Sur 28 jours de traversée, trois jours de mal de mer; résultat : tout va bien, et une expérience de plus ; autre résultat – celui-ci, tous l’ont obtenu – c’est l’effet d’un long voyage sur mer: un peu fatigué, tête en l’air et, quand on marche, on dirait qu’on est en barque.
Il nous reste à faire trois jours de chemin de fer, jusqu’à Yunnanfou ; deux jours de camion, jusqu’à Tali, et dix jours de caravane, jusqu’à Weisi, c.-à.-d.notre résidence. Entre Yunnanfou et Tali, la route est faite. Cela nous abrège le chemin de dix jours et même plus. Jusqu’ici, je n’avais pas espéré un voyage si bon ; depuis ici, ce sera plus intéressant, plus court (en comptant les arrêts, nous mettrons tout au plus 25 jours), peut-être un peu plus fatigant. Ici, nous restons quatre jours. Nous sommes dans ce qu’on appelle une « Procure ». C’est une maison tenue par des missionnaires, pour les missionnaires de passage55 Nous y prions, nous y reposons sur des lits de mon goût: le matelas consiste en un cadre de bois ; dans ce cadre, est fixé un treillis de joncs ou en bambou, comme ces chaises que nous avions à la chambre ; ce matelas est posé sur des tringles de fer croisées. Quant aux draps de lit, celui de dessous, c’est un tapis en paille de riz; celui de dessus, une couverture ou deux, à volonté. Nous y buvons du vin, du café ; nous y mangeons des bananes, des choux, des soupes comme chez nous. C’est un peu européen et un peu tonkinois. Nous nous amusons. Des missionnaires nous racontent leurs histoires de brigands, bien sûr… Les missionnaires sont très amusants, sans compliment. Ils entrent chez vous et s’assoient n’importe où, sans vous demander la permission. Ils fument, sans se douter que la fumée puisse vous déplaire. Pour se connaître, suffit de se voir, à peine besoin de se toucher la main ; chez eux, on est chez soi, chez soi, c’est aussi chez eux ; ils nous présentent à fumer, mais ils préfèrent qu’on refuse, parce qu’ils n’ont pas trop de tabac. Voilà comme je vais devenir. M’aimerez-vous encore ? Pour moi, je ne vous oublie point. Quand vous levez la terre, quand vous décombrez, quand vous soignez les vaches, quand vous taillez, quand vous fossoyez la vigne, mes prières sont avec vous. Je vous demande de ne pas vous faire de faux soucis. Si quelque chose d’alarmant se produit, vous en serez avertis aussitôt par télégramme et tout autre moyen. Je ne vous écrirai plus, jusqu’à mon arrivée. En auto, en mulet, c’est pas facile. Ceci part par avion, demain ; en 10-12 jours, vous devez la recevoir. Passez-la à Cécile, à Louis. Je n’ai pas assez de temps pour leur écrire, ni assez d’argent; ça coûte cher. Faites de moi un bon missionnaire.
Adieu.
Maurice.
L’adresse que je vous avais donnée pour Haïphong est fausse.
55 souligné dans l’original
Lettre 66: Weisi, 9 mai 1936
Mes chers Parents,
Mes chers frères, mes chères soeurs,
Enfin, nous sommes arrivés hier soir. Et personne n’était là pour nous recevoir. Nous avons dû commencer par enfoncer les portes, heureux quand même, parce que nous étions chez nous. C’est que les missionnaires Melly et Coquoz avaient dû fuir devant les communistes. Ils étaient, en effet, à deux jours d’ici, et comme ils se déplacent avec une rapidité étonnante, deux jours comptent à peine pour un chez eux. Je parle des communistes. Il y en a de très mauvais. Ainsi, dans un village où nous sommes passés, il y a 4 jours, ils avaient si bien pillé que nous ne trouvions rien, ni pour nous, ni pour les bêtes ; et puis deux demoiselles protestantes y tenaient une mission; n’ayant pu saisir que leur domestique, ils l’ont brûlé à petit feu ! il n’était pas encore mort à notre arrivée. D’autres bandes moins brutales pillent et mettent à mort les riches seulement. Quant aux missionnaires, ils aiment à les capturer, espérant les rendre contre de fortes rançons ; les rançons ne venant pas, ou bien ils les tuent, ou bien ils les lâchent. Pour nous, nous avons fait le voyage avec eux, tantôt avant. Ainsi, à peine étionsnous à Yunnanfou, qu’ils s’approchaient de la ville. Ils ne l’ont pas attaquée. De Yunnanfou à Tali, nous nous sommes évadés en camion. Nous avons été les derniers à passer. A Tali, Frère Duc qui devait venir nous chercher, est arrivé en retard. Ainsi, nous avons dû attendre trois semaines pour les laisser passer avant. Après quoi, nous sommes partis aussi, mais nous n’avons pas pu prendre nos malles; les mulets avaient été réquisitionnés pour l’armée du gouvernement. Elles viendront bientôt.
Le voyage à mulet a duré neuf jours. Nous partions le matin, vers les 5 heures, pour arriver le soir, vers la même heure. Coucher: dans des auberges chinoises, ce qui correspond à des granges chez nous, sauf qu’il y a beaucoup plus de puces et de punaises. Un soir, celles-ci nous ont complètement empêché de dormir. Pays : sauvage ; nous montions et descendions par des endroits aussi raides que le chemin que le boiteux avait fait pour monter aux Crettes. Nos bêtes – chevaux, mulets, mules – ne mangeaient que de la paille de riz et, trois fois par jour, ce que nous appelons une embottée de fèves56. Nous-mêmes, mangions un peu de provisions que Frère Duc avait prises, et du riz que nous achetions. Les autres produits chinois ne nous descendaient pas, nous faisaient mal au cou. C’étaient des fromages faits avec des haricots, fades et amers, des gâteaux de riz, d’autres gâteaux crûs : on prend de la farine, on y met de l’eau et je ne sais quoi, et on brasse le tout; ça ressemble au pain, avant de le mettre au four.
Où je suis maintenant ? Dans la plus jolie maison de Weisi et dans une chambre à mon goût : elle ressemble tout à fait à celle qui est contre le grenier, en haut-dessus, mais elle est deux fois plus petite. Elle est mi-boisée, entre la fenêtre et le mur: on peut y mettre le doigt. Meubles : une grosse table qui balance, des malles vides. Le lit: une arche remplie de grains de maïs, sur laquelle repose une paillasse ; il y a draps et couvertures : c’est du luxe ; je m’étais déjà habitué à dormir sur la planche. Mes habits : culottes, chemise et robe chinoise ; c’est comme un tablier à manche qui se boutonne du côté droit. Nourriture : le matin, café au lait (notre vache est la meilleure de la région), et pain. Le pain est bien cuit, mais il n’a aucun goût. A midi et soir, soupe, viande de cochon ou de vache (celle-ci est dure comme du caillou), et puis des légumes. Je vous dis que nous avons un joli jardin. C’est Frère Duc qui le soigne. Malheureusement, ce n’est pas admis qu’un européen fasse la cuisine ; c’est déshonorant; alors, nous avons un cuisinier chinois: je ne vais pas le voir manoeuvrer, autrement je ne mangerais plus, et pourtant, il est très propre parmi les Chinois… Ce qu’il y a d’épatant, c’est que je n’ai pas vu un missionnaire grossi.
Ce que je fais: la même chose qu’au St-Bernard, sauf que j’étudie le chinois, que je prie un peu plus, parce que je suis un peu plus loin de vous…
Joséphine, j’ai reçu ta lettre à Yunnanfou, Oh ! comme elle m’a fait plaisir. Mais, cruelle, ne dis pas que tu ne me verras pas. Bien sûr, je suis presque étonné moi-même du coin où j’ai pu venir m’équouzever57 ; je ne pensais pas qu’on puisse aller si loin. Oui, mais nous croyons, n’est-ce pas ? Nous croyons au ciel où Dieu nous réunira, nous qui nous sommes séparés pour le servir, où nous veillerons pour toujours, nous regardant les yeux dans les yeux, sans souci pour toujours. Et ce jour vient. Et puis, je pense à vous si souvent ; quand vous vous levez le matin, je suis déjà à 11 heures et même à midi; je vous ai déjà recommandés au Bon Dieu, au bon Père des cieux; quand vous vous dépêchez par les chemins ombreux, quand vous portez la terre, quand vous vous chicanez, quand vous avez soif, quand vous suez, entendez-moi, je suis tout près, car, à chaque instant, je dis à la ste Vierge Marie de prier pour nous, et ce nous, c’est vous.
Et maintenant, j’ai presque fait le tour du monde : j’ai vu et j’ai senti que partout les gens sont malheureux, que le vrai malheur consiste à oublier Dieu, qu’à part servir Dieu, vraiment, rien ne vaut rien, rien, rien58.
Ma lettre est très incomplète ; je la compléterai plus tard ; j’en ai encore tant à vous dire. En tout cas, ne vous faites pas de soucis. Les communistes ne nous prendront pas ; nous savons fuir, et si quelque chose arrive, le télégraphe, qui est à cinq jours d’ici, vous avertira.
Vous pleurez? Je pleure avec vous ; je vais bien et vous de même, n’est-ce pas ?
Chanoine Maurice Tornay
Mission catholique
Weisi
Yunnan
Chine
via Tonkin.
Voilà l’adresse : rien de plus, ni de moins.
56 Embottée : gerbe, javelle
57 Equouzever : se fourrer en un coin perdu (patois valaisan)
58 Nouvelle émergence d’un thème déjà présent dans la lettre n. 10
Lettre 67: Weisi, 2 juin 1936
Cher Monsieur le Prieur, Chers Confrères,
Lors du départ, quelques-uns nous ont dit: « Un peu de notre coeur s’en va avec vous »; d’autres, exprimant la volonté et la pensée de tous: « Nos prières vous accompagnent». Nous nous en sommes aperçus ; nous nous en apercevons toujours. Merci beaucoup. Mais il faut que vous ayez votre récompense et que vous sachiez où un peu… beaucoup de vous-mêmes est venu. Eh bien, c’est à Weisi, dans la Mission catholique. A Weisi, c’est-à-dire dans un bourg un peu plus petit que Liddes, un peu plus gros que Reppaz, sis dans un creux, au flanc de l’un des coteaux d’une vallée qui descend vers le Nord. Dans la Mission catholique, c.-à.-d. dans une maison qui a la forme d’une croix grecque, dont la chapelle compose l’arbre, dont le réfectoire et le salon, au rez-de-chaussée, la chambre de votre serviteur et une dépense, au premier et unique étage, composent le bras droit. M. Melly occupe la tribune qu’une paroi et une galerie séparent du reste de l’église. Une galerie, en effet, rôde autour de nos chambres. Elle va d’un bras de la croix à l’autre, en coupant l’arbre, c.-à.-d. en passant sur la chapelle, dont elle forme la tribune, avec la chambre de M. Melly.
Et voici comment nous vivons…, et comment vous vivez avec nous, puisque l’espace n’empêche pas l’union des coeurs bien nés. A 5h. et demie, un réveil sonne quelque part, dans une chambre ; tout le monde bondit, sauf Frère Nestor qui n’entend rien, jusqu’à ce que nous soyons à l’église. Soyez fiers de vous-mêmes, si nous ne nous levons qu’à 5h 1/2. Même ceux qui n’étaient pas dormeurs en Europe, ici, éprouvent une peine vraiment sérieuse à quitter le sommeil si tôt. A l’église : adoration, méditation, messes, offices jusqu’à 7h 1/2. Ainsi, quand vous dormez, nous veillons, nous pensons à votre réveil et nous prions pour qu’il soit agréable à Dieu; quand nous dormons, c’est vous qui veillez, n’est-ce pas ?
A 7h. 1/2, avec un café au lait qui a plus souvent un excellent goût d’eau, du pain assez bien réussi, parfois avec du beurre rance et du miel sauvage, parfois avec des oeufs, nous déjeûnons en nous racontant les rêves de la nuit passée. Après quoi, on fume une pipe. Entre deux mortifications, celle de sentir les odeurs des Chinois ou bien de se brouiller la tête avec la pipe, j’ai choisi cette dernière. Tous les missionnaires agissent ainsi, du reste.
A 8 h, le travail commence, qui au chinois, qui à la théologie, qui aux affaires.
A 10 h, chinois. Le professeur, un vieux setteuannais59, protestant sympathique au catholicisme, vient gravement, les moustaches tordues comme des cornes et collées avec du bouillon. C’est un exercice de lecture. Il lit; nous lisons après, martelant les accents, pour les inscrire dans nos « marteaux ».
A 1l h, théologie. Et si la classe est aussi animée chez vous que chez nous, je plains les voisins.
12 h, dîner. Soupe à eau, dans laquelle nagent quelques herbettes, viande sèche ou fraîche, légumes, fèves, betteraves, pois, parfois dessert : noix. Notre cave ne fournit que du cidre et de la bière ; à raison d’une bouteille par repas, on peut, je crois, à peu près faire le pont entre les diverses saisons. C’est que nous n’avons pas de l’eau potable: celle qui trempe nos aliments est aussi jaune que la Dranse est noire au mois de juin.
Après le repas : pipe, récréation pendant laquelle on se balade au jardin ou sur la galerie, écoutant M. Melly qui en a toujours de nouvelles, parlant d’Europe, parlant d’avenir.
2h, travail, théologie et chinois, leçon de caractères chinois. Même professeur. Il dessine les caractères, nous dessinons après lui. Si nous en apprenons chaque jour dix, quand les nouveaux viendront, ils sauront à qui se fier.
6h 1/2, souper et récréation. Ordinairement, on ressort les mêmes plats qu’à midi, pour l’un et pour l’autre.
Et voici avec qui nous avons à faire : plutôt (pour le moment, nous ne nous en occupons pas, ne sachant rien de rien, ou ne pouvant rien de rien, ergo),voici les brebis du R. P. Melly.
Les gosses, filles ou garçons, portent tous la culotte. Mais à la culotte, on a enlevé la trop pudique partie qui cache le derrière, parce qu’ils pourraient la salir […]. Les grandes personnes, les hommes et les femmes, portent les pantalons. Les femmes les serrent sur la cheville, avec des bandes : ce qui leur donne l’air de cyclistes. Puis le Makoua, espèce de gilet, avec ou sans manches. Tous et toutes sont sales et dépenaillés. Nos pauvres les plus rebutants auraient bonne façon parmi eux.
Au moral: Monsieur le Prieur, faites lire à voix basse ; c’est scandaleux. Quand un Chinois vient se présenter pour étudier la doctrine, ou bien quand un mauvais chrétien devient meilleur, que faut-il faire ? Rendre grâces à Dieu ? Non. Prier ? Non. Se réjouir ? Non, pas du tout. Accepter de l’instruire ou bien avoir une meilleure idée à son sujet ? Encore moins. La première chose qu’il faut faire, c’est se méfier et dire : il vient, donc il a fait une gaffe ; ou bien, il a besoin d’argent ou de remèdes. Ces cas seréalisent au moins 98 fois sur cent. Jamais un Chinois ne dit la vérité. Entre eux, ils ne peuvent pas mentir, parce qu’ils ne se croient pas. Ils mentent par intérêt ; ils mentent sans intérêt, par habitude6o.
Un jour, M. Melly appelle le petit nègre, Joseph, et l’accuse:
– Tu as fait ceci. – Non.
– Tu as fait cela. – Non.
– Mais tu mens ? – Oui…
C’est qu’avant tout, le Chinois, nos Chinois, se préoccupent de sauver la face. Paraître bien, c’est tout ce qu’il demande; lui faire perdre la face, c’est le mettre en enfer. Et comme il est plus pécheur que d’autres, parce qu’il a attendu la Rédemption plus longtemps, il lui faut d’incroyables manèges, d’incroyables mensonges, pour dissimuler ses bassesses et pour donner l’illusion de la justice.
Chers confrères, voyez donc notre travail : ramener au Christ ces âmes qui sont peut-être les plus éloignées de son esprit, qui ne comprennent rien, absolument rien à la simplicité de l’Évangile, qui se trouvent satisfaites avec les biens de la terre, qui n’ont pas besoin de Dieu, qui n’estiment les missionnaires de Dieu que pour leur argent.
Mais notre travail, c’est le vôtre, n’est-ce pas ? Et nous allons nous encourager. Au moins, le peu que nous ferons sera fait pour Dieu. Ah ! si nous aimons nos ouailles, non, ce n’est pas pour elles, c’est pour Dieu. Et puis, Dieu nous donnera l’occasion de faire beaucoup. Parfois, il faut de l’héroïsme pour ne pas les battre. Et puis, merveilleux avantage, on ne peut se fier à personne; on se fie à Dieu et aux Confrè- res. De sorte que si, par impossible, je pouvais encore choisir, je choisirais ce que j’ai choisi.
On est bien, on est heureux en mission. On broie du noir plus qu’ailleurs, mais aussi, les jours de soleil sont plus brillants.
Chers confrères, excusez ce brouillon. J’écrirai mieux une autre fois ; je vous en dirai de plus longues. J’espère, le temps passe si vite, que j’aurai bientôt le plaisir d’aller chercher quelques-uns d’entre vous, jusqu’à Yunnanfou. Ici, il y a de la place pour tous.
En attendant, mes respects à tous, mes très fraternelles affections à tous, mes spéciales reconnaissances à Monsieur le Prieur et à M. le Clavandier, et à M. Lovey pour les livres donnés et pour les livres promis, et à M. Detry, s’il est là, pour ses gentillesses dont il a le secret.
Chne Tornay.
La poste part. Fermez les yeux sur les fautes.
Lettre 68 Weisi, 5 juillet 1936
Bien cher Monsieur le Procureur,
Je vous avais promis des nouvelles. En voici. Elles sont tardives, mais veuillez croire que ce n’est pas l’effet de l’oubli, mais du défaut de loisir. Tout va bien, pour le moment du moins, puisque les communistes nous laissent la paix.
Ils sont à 20 jours d’ici, au nord-est, où ils menacent de s’établir pour de bon. Nous aurons de terribles voisins, car 20 jours, ils les franchissent en dix. Mais puisque s. Bernard nous a si bien protégés jusqu’ici, il continuera…, si nous ne sommes pas trop méchants. Or, nous ne le serons pas. D’après ce que j’avais entendu dire, je m’attendais à autre chose. Heureuse déception ! Non, c’est bien la vie pauvre qu’on mène ici. Voyez : nous avons une vache. Elle nous donne un bol de lait par traîte ; avec cela, nous nous payons le café au lait, le matin, et nous trouvons même le moyen de faire quelques grammes de beurre, de temps à autre. Le café vient un peu cher61, mais nous lui mettons de l’orge grillée avec. Et puis, bientôt, nos terres en produiront suffisamment. Aux autres repas, nous avons des légumes cuits à l’eau, ou à peu près, et de la viande salée ou bien de la fraîche que nous achetons. Nous mangerions volontiers du riz. Mais il nous le faut acheter, et il est à peu près aussi cher que la viande. C’est que les terres de la Mission sont en grande partie incultes. Vous comprenez, nous ne sommes pas ici maîtres et seigneurs, pour le moment. Il faut faire ce que Tatsienlou dit62 . Nous couchons sur la paille de riz. Nous fumons du tabac que nous plantons.
Frère Duc nous fait de la bière, avec un peu de houblon et de riz, mais nous n’avons pas d’eau potable, même filtrée, et cela, du reste ne revient qu’à un prix dérisoire. Nous avons des domestiques, mais Je ne vois pas comment nous pourrions nous passer des uns et des autres, nous les gardons ou bien par charité ou bien pour en faire de bons chrétiens.
Pour ce qui regarde l’hospice, il faut franchement féliciter M. Melly63. Pour une résidence beaucoup plus petite, avec le même ingénieur, un Père des Missions Étrangères a payé beaucoup plus cher. Làhaut, n’ayez pas peur, non, ce ne sera pas des meubles somptueux. Il y aura pour nos chambres 4 parois et un lit, c.-à.-d. quatre planches sur deux chevalets. Il nous paraissait un peu grand, mais les passants sont nombreux. Et il sera pour nous une maison de refuge. C’est là que nous serons obligés de tenir les choses tant soit peu importantes, et comme il y a toujours des bagarres, beaucoup de Pères viendront s’y cacher quelque temps. En outre, pour le bien du confrère qui le déservira, là-haut se feront les retraites. Je ne puis pas vous dire tous les détails, mais comme nous voyons, cet hospice fera beaucoup de bien. Les gens de la montagne nous en savent déjà gré. En outre, ils paraissent se convertir assez facilement. Ici, vraiment, nous sommes au milieu d’un peuple assis à l’ombre de la mort64.
Voyez leur dureté de coeur : quand il y a un lépreux dans la famille, on le chasse comme une bête, sans lui donner la moindre nourriture. Quand il meurt, la police le jette à l’eau. On se tue pour des bagatelles. On fume l’opium, pour lequel on se prive de nourriture car, ici, il coûte très cher. On se saoûle avec l’eau-de-vie de riz. On ment comme on respire, et on hait l’étranger.
Non, il n’y a rien à espérer de cette génération. Heureux, si nous pouvons faire quelque chose avec la prochaine. Pour ceux-ci, que Dieu s’arrange ; nous tâcherons d’en baptiser le plus possible.
Et maintenant, sachez que lorsqu’on vous dit qu’un village est chrétien, cela ne signifie rien du tout. C’est tout à fait comme dire que la France est catholique. Cela veut dire que les gens sont baptisés, mais cela ne veut pas dire qu’ils ont abandonné les vices du paganisme. Pourtant, c’est bien ceci qui importe. Aussi bien, nous ne visons pas le nombre, nous voulons la conversion intérieure. C’est dire que nous n’aurons jamais de succès. On dira toujours : « Que font-ils, mais que font-ils ?» Pas grand-chose, sans doute, mais nous serons prêts à être les serviteurs de ceux qui font plus.
Cher Monsieur le Procureur, je vous écris ces choses, parce que, vous vous rappelez, j’avais les mêmes idées que vous. Or, je n’étais pas sûr, ni très content; je voudrais vous rassurer et vous contenter. Pour nous, nous sommes tous très heureux. On a la vie un peu plus dure, ordinairement parlant, mais le joug du Seigneur est suave et léger, ici autant qu’ailleurs… Parce que l’on n’a personne à qui se fier, on se réfugie naturellement chez le Bon Dieu. Parce qu’on a quitté beaucoup de choses, on se sent plus à l’aise. Bref, il fait bon vivre ; la vie est belle, n’est-ce pas ? Encore une chose: M. Melly gère bien ses affaires. Nous l’avons entendu louer par tous les missionnaires qui ont eu des affaires avec lui. Vous pouvez me croire. Je n’écris pas ceci pour le flatter ; il est absent, ces jours.
Au revoir, cher Monsieur le Procureur, sinon sur la terre, du moins au ciel ; en tous cas, bientôt: le temps passe si vite ! Priez pour nous. Priez pour nous. Dire que nous sommes les ouvriers du Seigneur, comme s. Paul ! Il ne faudrait pas que le St-Bernard ait à rougir de ses missionnaires.
Votre jeune frère dans le Christ,
Maurice Tornay.
N. B. Les lettres des Confrères sont nos meilleures récréations.
61 Vient : revient en parler valaisan
62 Les missionnaires valaisans dépendent, canoniquement, des Missions Etrangères de Paris. Le Vicaire apostolique de Tatsienlou est leur supérieur ecclésiastique.
63 Fidèles à leur vocation première, les chanoines du Saint-Bernard entreprirent de construire un hospice au col de Latsa (3800m), à la triple frontière de la Chine, de la Birmanie et du Tibet, voie naturelle très fréquentée et dangereuse.
64 Cf. Ps. 106,10.
Lettre 69: Latsa, 19 sept. 1936
Latsa, le 19. IX. 1936.
Chers confrères,
Au moment même où vous vous hâtez vers Matines, me voici dans le soleil de septembre, sur la montagne, la mine terrible, ainsi qu’il convient à un commandant de sauvages, le coeur un peu « chose », parce que je suis seul. M. Melly est parti ce matin pour Weisi, et M. Chappelet65, parti lui-même pour la Salouen, n’est pas de retour. Me voici sur un tas de pierres, près des fondements de l’hospice, assis à regarder et à comprendre, pour vous la faire voir et comprendre, la montagne à laquelle vous pensez souvent et que beaucoup peut-être ont déjà adoptée pour une seconde et future patrie. Et puisque, à en croire votre chronique et vos lettres de juin que nous avons lues hier avec M. Melly, certains regretteront de ne pas recevoir de moi une lettre détaillée sur le dramatique voyage, je les prie d’excuser ma négligence, aussi charitablement qu’ils ont espéré ma prose, de me croire toujours intéressé à leurs pensées et à leurs affaires, et d’accepter la présente lettre, comme un gage de sincère amendement.
Latsa ! vous en savez bientôt par coeur le chemin. Durant neuf heures, durant quinze pipes et trois chapelets, dirait le P. Nussbaum, on descend vers le sud-ouest66, le long de la vallée de Weisi, jusqu’au Mékong que l’on remonte, presque à angle droit, vers le nord, pour arriver, trois heures après, chez M. le curé de Siao-Weisi. Là, on se repose à veiller. Le lendemain ou le surlendemain, si l’on suit le chemin le plus ordinaire, pendant trois heures encore on monte le long du Mékong qui descend. Ce sont des bouts de voyage comme celui-ci qui causent nos plus grands, sinon nos uniques plaisirs. Mais pour les goûter, je suis bien content d’avoir donné tout ce que j’ai donné 67 ; et s’il le fallait, je donnerais plus encore. Le fleuve bruit comme un tonnerre lointain. Des souvenirs ou des ébauches de villages font semblant de peupler ce pays inconquis et noir, cette vallée que le fleuve a creusée entre d’abrupts coteaux, sans se soucier des hommes, comme s’il avait voulu se réserver cette partie de la terre. Les bêtes trottent au chant des oiseaux. Les noyers nous prêtent leur ombre humide. L’on oublie tout, et l’on n’espère rien, et l’on ne serait pas étonné de voir le voile, entre Dieu et nous tendu, tomber; et l’on comprend un peu le bien-être des âmes, dans le nirvana des inutiles désirs.
Mais à la fin, ici, du moins, on sent dans les profondeurs de l’être, dirait je ne sais pas qui, comme une angoisse qui se « vrille ». C’est que le pont de corde apparaît : il fait l’impression d’une ficelle sur l’abîme. MM. Melly et Coquoz me regardent; s’efforçant de découvrir, sous un calme peut-être apparent, de secrètes et trop humaines émotions. Pour moi, je leur prépare un coup d’éclat :« Faut-il garder la pipe; faut-il la poser? Si je garde la pipe, ils sauront au moins à quoi s’en tenir: j’aurai fait mes preuves ; mais, si je la garde, je risque de mordre trop fort, d’en laisser tomber une partie, de conserver un bout de tuyau en bouche. Ce serait contreépreuve. Bref, posons la pipe. » On a fini de me ficeler; je pars et me retrouve à l’autre bout, en train de me chicaner: « Pourquoi n’as-tu pas gardé la pipe? » Émotion générale : un peu plus qu’une forte descente à ski… De ce côté, on monte coucher à Kiatze. Retenez ce nom, et permettez-moi une digression.
Kiatze est un village gros comme la moitié de la Rosière, mais important comme une capitale, pour être la résidence d’un chef lissou. Qu’est-ce qu’un lissou ? C’est un Valaisan du 7ème siècle. Par nostalgie de liberté et de solitude, ou par crainte de la fièvre, ne pouvant habiter la plaine, il a fait de la montagne sa nourricière. Ce sont les raides gazons, suspendus sur les rochers, qu’il défriche ; ce sont des replats presque inaccessibles qu’il aime pour y bâtir sa demeure. Et quand la terre est épuisée, il s’en choisit une autre, partout chez lui, pourvu que ce soit la montagne. Il vit de sarrasin, de maïs et de blé. Il boit volontiers la goutte. Comme la terre produit facilement le peu dont il a besoin, il passe une grande partie de son temps à courir les monts, chassant et pillant. Par ci, par là, il descend dans la plaine. Là , la goutte étant plus abondante, il en prend plus abondamment. Mais encore, qu’est-ce qu’un lissou ? C’est un homme à peu près de notre taille: la figure sèche et ravinée par la colère, les passions et la vie dure, ravinée comme la terre par la pluie; les yeux grands, noirs, qui se perdent on ne sait où ; la taille droite ; les jambes longues et nues, irriguées par de belles veines bleues ; les pieds nus, cornés et fendus par les bambous qu’ils ont foulés. Homme, il s’habille d’un pantalon et d’une robe en toile de chanvre ; femme, d’une simple jupe plissée. Hommes et femmes portent à leur côté un sabre qu’ils ne déposent qu’avec les habits. Est-ce tout ? Non. Le lissou est encore un bon type. Il a l’air de fuir la société, et pourtant, il aime la compagnie. Il reçoit bien ses hôtes, à moins qu’il ne soit trop sauvage ; alors, il les tue. Il aime à payer la goutte. Ils aiment à s’enivrer ensemble. Enfin, par dessus tout, il se ferait volontiers catholique, et sa langue rude comme nos patois n’est pas très difficile. C’est le peuple chéri de M. Chappelet qui ne pense qu’à eux. Aidez-le bien par vos prières. Au reste, parmi vous, parmi nous, n’y en aurait-il pas un qui aimerait mériter ce titre: « Apôtre des Lissous » ?
Quand nous arrivons à Kiatze, le chef, le Besset, pour l’appeler par son nom, nous fête. Avec déférence, il nous conduit dans sa grange – sa grange est préférable à sa maison -, nous offre une poule et du fromage de haricots. Aux dernières flambées de notre foyer, nous nous endormons.
Le lendemain, par un vallon latéral du Mékong, il s’agit de gagner Latsa. Notez que Kiatze est déjà bien élevé sur le coteau. On quitte le village et l’on disparaît dans une forêt qui finit elle-même à Latsa… D’abord, une rude montée, à travers les chênes et les vernes grosses comme nos sapins, et puis après, on prend de biais, à travers les cèdres énormes, (3 à 4 mètres de diamètre), les rhodos, les framboisiers. Je me sens heureux, dans ce pays des ours, non pas chez moi, bien que je sois Orsérin68, heureux, comme au Col du Sonadon69. Venez voir si j’ai tort. Enfin, quelques clairières nous laissent voir le val qui s’ouvre comme un entonoir. C’est LATSA. Les rhodos continuent leur tapis, et les sapins, chacun avec son ombre, nous accompagnent jusqu’au bout… Un gras replat, où dort de l’eau, entre deux arêtes, à peu près bien vêtues de gazon. Pas encore ça. Un autre replat. Voici le refuge. Son aspect : s’il était un peu moins haut, ce serait un petit abeau70, à peu près la cabane de l’Abeau avec son écurie dessous. Entrez au 3ème compartiment, chez nous. Si vous avez soif, une cruche de goutte chinoise, là, dans un coin, n’en déplaise à aucun Clavandier, ne demande qu’à s’ouvrir. Mais n’approchez pas trop vite, vous pourriez vous cassez le nez contre l’énorme foyer qui occupe le centre de la salle. Au-dessus du foyer, mais le dépassant, vous voyez pendre un jambon (ne vous y assommez pas : il a déjà la marque du front de M. Melly) ; des bouts de viande sèche (n’y mordez pas : vous y perdriez vos dents) ; un brin de saucisse qui s’ennuie. Ce matelas de branches de sapin, là, à l’angle, c’est notre lit.
Retournez-vous de ce côté de la porte, l’ombre du cheval qui nous porte le bois monte démesurément vers les murailles; à l’autre coin, sur un tas de bois, rêve une poule, future victime pour un dimanche. Levez encore les yeux, et vous voyez un toit, encore provisoire, en bardeaux. Dans les autres compartiments, dorment, mangent, parlent, mentent l’ingénieur et les ouvriers.
Que faisons-nous ici ? Nous surveillons les travaux. Quelques trente mètres plus bas, un peu à droite, l’hospice lentement surgit de terre. Il faut être là pour contrôler la rectitude des lignes, la solidité des murs et bien d’autres choses que vous savez.
Pour moi, je fais du chinois […] A part ça, on fait de la boucherie. M. Chappelet a commencé par un petit cochon. Après lui avoir tiré le sang, il s’aperçut que la bête vivait encore. Plus ou moins en l’assommant, il réussit à lui faire sauter les oreilles. Avec l’ouïe, par une mystérieuse association, la bête perdit la sensibilité. On exerce l’hospitalité ! Souvent, les passants viennent demander des remèdes et boire du thé. L’hospice fonctionne avant d’être construit. On blague. Apprenez, Messieurs, que M. Melly a été nommé roi des Lissous. Le Besset de Kiatze, j’en suis témoin, lui a appris la nomination. La raison en est que nous sommes de braves gens, que les Chinois sont des usuriers : car ils dépendent des Chinois. Nous avons bien ri. Et si nous aimions la farce, il nous serait facile de faire parler les Anglais, les Chinois… et Rome.
Messieurs, nous allons monter une pipée-durant. Voici un premier col qui nous ouvre passage sur un gros vallon: celui d’Allo. On n’a qu’à continuer ce chemin, sur l’arrête gauche et, après une demiheure, on arrive au second col, le vrai « Latsa-pass », celui-là, et qui, par une descente vertigineuse, en quatre heures de temps, nous conduit dans la Salouen. Vous voyez donc que l’hospice n’est pas construit sur le col même. C’est parce qu’il sera plus facile de l’entretenir, de l’éclairer à l’électricité, de l’approvisionner. Et comme la montée au col n’est plus rude du tout, il rendra un égal service aux gens. Mais, ici, sur le col, chantons nos espoirs. Nous sommes, si l’on compte les heures de montée continuelle, alors, à 7 heures de la Salouen et à 9-10 heures du Mékong. Entre les deux vallées, un commerce intense se fait : échanges de marchandises, introduction (depuis le Mékong) de produits chinois, (bientôt des produits japonais) vers la Salouen et les frontières de la Birmanie. Les transports, vu l’absence de pont, se font à dos d’hommes. Les pauvres porteurs, chargés de 35 à 40 kilos, pour tous vivres, se contentent d’une galette de maïs ou de sarrasin, et passent la nuit comme ils peuvent, dans les bois, sur l’un ou l’autre versant. Ne méritent-ils pas un peu d’hospitalité? Ou bien, ce sont des commerçants, simples piétons qui, pris par la pluie ou le mauvais temps, seraient heureux d’avoir un abri.
D’autre part, vous voyez là, à vos pieds, le vallon d’Allo, déjà occupé par les protestants; plus loin, les rives escarpées de la Salouen : occupées par les protestants ; enfin, ce coteau-ci du Mékong : occupé par les protestants. S’il y avait à l’hospice trois à quatre prêtres, l’un resterait là en permanence pour prêcher aux heures des repas et la nuit, les autres seraient très bien placés pour descendre dans les vallées [travailler] à la conversion des Lissous. Notez que nous n’irions plus chez des sauvages, mais chez des apprivoisés. Dites-moi, n’aimeriez-vous pas descendre dans le vallon d’Allo, noir de forêts, sauvage comme un désert, parcourir les rives escarpées de la Salouen, grimper les rochers, la tête lourde comme du plomb, la bouche chauffée comme un brasier, éreintés jusqu’à marcher à quatre pattes, oui, mais aussi de ces pointes et de ces creux, faire surgir des clochers, couvrir le tonnerre des fleuves par celui des cantiques et mourir inconnus et ridicules, dans la nuit d’un village, au milieu des sauvages, à genoux. Voilà le pain qui nous attend. Qui en veut? Je n’ai pas encore bien goûté son aigre saveur, mais je n’en sais pas non plus de préférable. Ou bien, il pourrait se faire aussi que l’on courre sans résultat, sans voir les clochers, sans entendre les cantiques ; mais il me semble que courir pour Dieu est une oeuvre morale assez grande et assez belle en ellemême, pour se passer de résultat, si la chose était possible71..
Chers Confrères, ici même, sur le col où je suis monté, où j’écris les doigts crispés par le froid, il y a tant de paix, qu’à l’autre bout, j’entends un bout d’écorce tomber de branche en branche, jusqu’à terre. Le ciel reste bleu infiniment sur l’ombre des vallées qui monte en silence. Dans les rhodos et les bambous, un vent qu’on n’entend pas soulève des vagues de verdure. C’est trop beau! Je me tais, après vous avoir donné ici même rendez-vous. Si vous riez en me lisant, j’ai ri moi-même le premier. Je tiens pourtant à ce que vous me croyiez sincère. Je suis ainsi fait que j’aime dire la vérité en riant; mais après tout, pourquoi le rire exclurait-il le sérieux ? Comme je prévois n’avoir pas le temps d’écrire pendant les classes, je me permets de vous souhaiter déjà une bonne année. Pour qu’elle soit bonne, aujourd’hui même, tous ensemble, nous commençons une vie meilleure, n’est-ce pas ?
Pendant que j’y suis, mes félicitations aux nouveaux venus. Déjà un que je ne connais pas ! On s’arrangera bien pour se connaître, n’est-ce pas, M. Exquis? Et puis, quand on travaille pour le même but, quand on est dans la même Maison , on n’a pas besoin de se connaître, pour s’aimer. Or, s’aimer suffit.
Votre très fidèle dans le Christ,
Chanoine Tornay
Lettre 70: Weisi 6 décembre 1936
Weisi le 6. XII. 1936.
Mes chers,
Assis tout seul dans ma chambre, je pense à vous. Ici, c’est l’après-midi, et vous, vous déjeûnez […].
Le riz, les pois sont au grenier. Il n’y a plus rien sur la terre que des chaumes et des troupeaux de porcs et de mulets qui les mangent. La neige n’est pas encore venue. Elle viendra, mais le soleil la fond en un jour. Maman, comme tu serais bien ici ! Le jour, la température monte jusqu’à 45-50 degrés 72 ; elle descend, la nuit, jusqu’à moins dix ou douze, dans quelques jours, du moins. Bientôt, nous commencerons le chauffage. Cela consiste à mettre des braises dans une cuvette de fer, et à mettre les pieds sur le bord de la cuvette. Ces nuits, les loups viennent hurler tout près de la Mission. De temps à autre, ils prennent des cochons. Un de ces jours, je veux aller à leur rencontre car je n’en ai point encore vus. Notre vache n’a plus que deux verres de lait par jour. Comment faut-il faire, pour qu’il y en ait pour tous et que tous en aient assez? Pour moi, ça ne me gêne pas du tout. J’ai trouvé ici un mets qui me convient : c’est du fromage de haricots. On moud les haricots, on en fait une pâte claire que l’on cuit à petit feu. C’est tout à fait du vacherin, mais ce vacherin a tout à fait le goût du lait brûlé. C’est nourrissant, digestif et tonique. Nous avons aussi des poires assez bonnes quand elles sont bien cuites. Il y en a de grosses comme nos petites betteraves, très juteuses et peu sucrées. Nous sommes en train de faire les foins en ajoutant de la paille de riz. Notez le menu de nos bêtes: lère ration, foinpaille de riz; 2ème ration, regain-paille de riz ; 3ème ration, paille ou marais-paille de riz. Et avec cela, plus un peu de farine, notre vache sue la graisse. Ah ! si Darbellay savait ça!
Nous avons aussi du cidre. Je préfère le thé: question d’être Chinois. Ce thé est itze73 et se boit sans sucre. Nous nous défendons glorieusement contre les poux, mais nous sommes battus par les puces. Le cuisinier n’a pas encore changé la formule de sa soupe: il invente pourtant de plus en plus. Il fait le rôti et la sauce avec les pommes de terre et nous sert la viande cuite à l’eau. Nous avons deux chats : ce sont eux qui dégustent la viande qu’il faut préparer. Nous avons aussi des poules et des oeufs. Frère Nestor a vu comment il cuisait les œufs, pourtant à la coque,… maintenant, il n’en prend plus.
Les plus malins ne vont pas voir. Enfin, d’autres une autre fois.
Mes chers, tout mon cœur est à vous. Tout va bien. […]
Maurice, […] ça se prononce: go ngai gui-mên tè hèn ; ça signifie : moi-aime-vous-beaucoup.
Quelle langue, ce chinois !
72 Il est ici question de la température au soleil. Les maxima et minima indiqués sont à entendre du cours de l’année, et non d’un même jour.
73 Amer.
Voici quelques photos. Dites-moi si vous les avez reçues. Envoyez à tante celle que je lui ai destinée.
Lettre 71 Weisi-désert, 17 janvier 1937
Weisi-désert, le 17. 1. 1937.
Mon cher Monsieur Detry,
Dimanche après-midi, un dimanche clair comme celui où nous montions au St-Bernard. Le ciel est bleu comme vos yeux. Dans les creux, l’ombre chasse le soleil. De temps à autre, un coup de vent. Dans la mission, silence, me voici seul avec vous.
Cher confrère, aimez-vous la philosophie? C’est une bonne préparation au désert. Viendrez-vous avec nous ? Et l’avion74 ? Je ne crois pas qu’il nous rendrait les services espérés, parce que le gouvernement n’en voudrait rien, parce qu’il serait trop cher, parce qu’il ne pourrait pas facilement atterrir à la plupart des postes desservis, surtout parce que le chauffeur n’aurait pas le temps de « voler ». Ne vous découragez pas. Lequel préférez-vous : « voler » ou prêcher? Je vous vois plutôt, dans la poussière, frapper de maison en maison. Lequel pensez-vous ? lequel choisissez-vous ? faire le défonçage ou bien l’ornementation? Le Christ n’a pas « volé », mais il a absout la Samaritaine et guéri Marie-Madeleine 75. N’est-ce pas que ce travail est beau: sentir les corps malades, parler à ceux qui ne plaisent pas, convaincre les sourds, gagner une à une les âmes, ne pas pouvoir dire «j’ai converti tant», sentir de belles crises de découragement, comme s. Paul, ne pas briller aux yeux des hommes, même de ceux qu’on estime, mais pourtant, mais quand même jeter une âme dans le ciel?
Si je ne me trompe, c’est là, la « voie » du Christ. Si vous l’aimez, vous la suivrez. Vous vous trouverez, le soir, à coucher dans des forêts, seul, seul priant, parmi beaucoup de monde. Vous entrerez dans les taudis où vous ferez du bien sans être remercié. Enfin, fatigué, la nuit, je vois l’ombre de votre visage sur un livre de méditation, ayant trouvé la pauvreté, la paix, le désert – car le désert, ce n’est pas tant l’absence de monde, que l’absence d’un monde qui vous comprend et qui vous flatte – l’occasion de vous dépenser que vous rêvez. Se dépenser, c’est se donner pour rien. Ah ! comme cela se vit bien ici! Tous ces mots, pour vous encourager, même si vous n’en avez pas besoin.
Mon cher, si vous trouvez le temps long, occupezvous à chercher la vérité, parce qu’on risque de la perdre, en route. J’en ai vu beaucoup qui ne l’avaient pas. Pour moi, je vous donne rendez-vous, n’est-ce pas ? Nous aurons beaucoup à dire. Ce sera fête… au désert [ ].
Veuillez me pardonner76 et me croire capable de faire n’importe quoi de bien, pour vous faire plaisir.
Chanoine Tornay
74 Son correspondant était pilote d’avion
75 Ces scènes évangéliques semblent avoir retenu Maurice, qui écrira à sa soeur Marie, le 26 mars 1937: »Lui seul, notre consolation, notre ami, notre défenseur; lui seul, le Jésus de Marie-Madeleine, le Jésus qui demandait de l’eau à la Samaritaine, qui n’a pas condamné la femme adultère, qui a soutenu Pierre au milieu des flots; lui seul, notre vie. Et moi, je dis qu’en ces mots est toute ma philosophie et tout mon coeur et tout mon avenir. »
76 Il venait de demander un service à son correspondant.
Lettre 73: Weisi, 13 mars 1937
Weisi, 13 mars 1937.
Mes chers Parents,
Mes chers frères, mes chères soeurs,
Votre envoi est arrivé, aujourd’hui. Avec quelle joyeuse curiosité l’avons-nous déballé! Tout était en bon état. Le fromage avait souffert un peu, mais la grande partie servira à nos dîners de grandes fêtes, ainsi que la viande. Tout ça sent bon, tout ça sent le pays, la jeunesse, ceux qu’on aime. C’est un parfum qui vient de très loin, nous rappeler de si touchants souvenirs. Merci beaucoup.
Cela me témoigne que, si je suis désespérément invisible, par l’affection que vous me portez, j’habite toujours parmi vous. Pour moi, que vous enverraije ? Vous n’attendez rien, je le sais: pourtant, c’est dur de recevoir et de ne rien rendre. Pourtant si, je possède bien quelque chose. Chacun donne ce qu’il a. Les enfants à qui j’enseigne le catéchisme me donnent leurs poux ; les pauvres : ils n’ont rien d’autre. Or, voici tout ce que je puis pour vous : prier. Eh bien ! chaque fois au partir de la poste, si je n’envoie pas une lettre – vous direz: ce qui arrive souvent – je dis un Ave Maria et, chaque soir, avant de m’endormir, je vous emmène un chacun, depuis papa jusqu’au nouveau-né, je vous emmène devant Dieu… Et je ne doute pas que Dieu fasse très attention à cette prière car, si ce n’est pas à cause de Lui et pour Lui que nous sommes séparés, je ne vois ni pour qui, ni pour quoi. Nous croyons fortement, vivement, n’est-ce pas? aux paroles de Jésus: « Celui qui quittera son père, sa mère, ses frères, ses soeurs, recevra le centuple en cemonde et la vie éternelle en l’autre. 77 » Mais vous m’avez quitté, aussi vraiment que je vous ai quittés. Maman, j’ai fini.
Méditez un peu sur la sincérité de nos gens : M. Melly va voir le chef d’un village situé ici, tout près. Il est malade. Qu’as-tu, demande le Père? -« J’ai pris des remèdes pour couper l’opium : ils m’ont complètement abattu ». M. Melly ne partant pas, M. Melly faisant trop long, il78 tire sa pipe et se met à fumer son opium, le plus innocemment du monde [… j.
Ces jours, il y a révolte d’une tribu qui habite à un jour d’ici. C’est que le gouvernement fixe l’impôt à un piastre par famille. Le mandarin qui doit ramasser cet argent pour la caisse publique, double l’impôt, afin d’en avoir la moitié pour lui. Enfin, la tierce personne qui recueille l’argent triple l’impôt et en garde la troisième partie. Or, trois piastres, pour ces pauvres gens, riches comme nos ancêtres il y a un siècle, représentent la majeure partie du travail de l’année. Pour nous, rien à craindre : les révoltés sont nos amis. Ceux qui vont les battre se croient nos protecteurs… Nous rions.
Notre cuisinier n’a pas changé. Un jour, M. Melly qui avait reçu le nécessaire pour une crème chocolat, faisait sa crême. Le lendemain, maître-cuisinier vient s’enquérir sur le matériel du déjeûner. « Faut-il du café ou du chocolat? » M. Melly répond: « Fais du chocolat, si tu en as ; moi, je n’en ai pas.» – « Mais comment, s’exclame-t-il, le Père n’a pas de chocolat ! Le Père en a fabriqué, hier».
Un jour, nous voulons essayer son génie d’invention. Nous lui ordonnerons de nous servir du café au lait, sans employer du lait, ni du café ! Voyez-vous, nous ne manquons pas d’amusements. Le Bon Dieu sait bien qu’il nous faut rire quelquefois ! Rions donc le plus possible. Au reste, c’est le printemps ; il faut en profiter.
Je vois la Rosière qui commence à reverdir, je vois le soleil briller sur les fenêtres de l’école, et un coin des Crettes tout noir qui sort de la neige. J’entends le vent dans les arbres, je sens l’odeur de la mousse que la neige vient de quitter. Et je vous vois à Fully, toujours les mêmes à travailler la même terre, et je vous vois à la Rosière rentrer, le soir, les mains violettes de froid. Continuez votre pélerinage, mes chers, et ne faites pas moins confiance à Dieu qu’à votre terre. Celle-ci, chaque année, vous l’avez ensemencée, et chaque année, elle vous a donné son pain ; fidèle, elle ne vous a pas laissés mourir; belle, elle vous a causé combien de plaisirs. Mais Dieu est plus fidèle que sa créature, à ceux qui le servent : il est lui-même leur récompense. Mais Dieu est plus beau que le ciel et la terre, et c’est sa beauté qui nous rassasiera pour toujours. Non, je ne vois rien de consolant, je ne sache aucun tonique, aucune réalité, si ce n’est que nous sommes en voyage vers le lieu de notre repos, si ce n’est que nous sommes soumis à de rudes épreuves par un Dieu infiniment bon, pour jouir enfin d’une infinie récompense. Il y a peu de personnes qui ont la foi ; ayons-la et vivons d’elle.
Louis, les pipes, les blagues, les bourre-pipes sont très bien choisis. Tu as fait la joie de plusieurs confrères. Les serrures aussi. Notez : n’envoyez plus de viande: cela ne nous manque pas trop. Si vous saviez quand les Soeurs font des « cantines », vous Pourriez leur porter du fromage. Ayez-en du vieux, maigre ou mi-gras. Ne le partagez qu’en deux. Louis, passe remercier les Soeurs et les avertir. Enfin, de temps à autre, écrivez-moi. Jean, on dirait qu’il est marié, tant il m’oublie. Marie est silencieuse.
Dites à Cécile de recommencer une lettre bientôt, afin qu’elle puisse me l’envoyer dans dix ans.
Un baiser à tous.
Maurice.
77 Luc 18,29
78 « Il » : le malade.
Lettre 75 Weisi, 24 mai 1937
Weisi, le 24 mai 1937.
Mes chers Parents,
mes frères bien-aimés
mes soeurs chéries
mes chers petits neveux que je ne connais pas,
J’attendais une lettre de Joséphine, pour avoir une occasion de vous répondre. Comme elle n’arrivera peut-être pas cette année, je m’en voudrais mal de vous obliger à un si long jeûne. Ainsi donc, cet après-midi de mai, près d’un réveil qui mesure ma jeunesse, et de journaux chinois qui me dévorent le temps et la vie, mes chers, me voici, tel que vous m’avez toujours connu, ne prenant au sérieux que les choses de Dieu et votre affection, et me sentant toujours au milieu des riens dont, pourtant, je ne puis me débarrasser.
Au milieu des riens! Pour un missionnaire, c’est scandaleux! Écoutez donc. J’arrive bientôt à me faire comprendre et à comprendre les Chinois. Sur ce, je me mets au tibétain qui est plus facile, mais aussi plus compliqué (que Jean concilie les deux termes!). Que Louis et Louise étaient bien bêtes, lorsqu’ils croyaient, avec moi, qu’il ne pouvait y avoir que deux genres ou trois : le masculin, le féminin, parfois le neutre ! La langue tibétaine en compte cinq : le masculin, le féminin, le neutre, le très féminin et le stérile […].
Article toilette. Hier, j’ai fait la maman. En bas de la ville, coule une gentille rivière. Moi-même, j’y entre ; j’y fais entrer tous mes gosses. Nous jouons dans l’eau. Après quoi, muni d’une brosse à souliers que j’ai bien lavée, je fais un nettoyage en règle. Qui saura jamais le nombre des victimes !
Article cuisine. Le cuisinier s’éreinte à nous soigner. Or, je tiens qu’il faut se rapprocher de la nature. Lui , prépare donc les petits pois en sauce, disons, en pâtée. Consciencieusement, je demande de l’eau chaude : j’y lave les petits pois et ensuite, les mange. Le cuisinier doit se demander quelle est la vertu magique de cette eau chaude.
Article cuisine, toujours. Nous étions deux à table : M. Melly et moi. Sur un plat propre, fument deux biftecks magnifiques. M. Melly se sert. Je prends mon morceau, le flaire et le remets soigneusement en place. M. Melly s’étonne. Au bout d’un moment, il donne le sien au chat. Le chat regarde, sent, et s’en va en miaulant, traînant la queue et laissant là le morceau.
Article religieux. Notre professeur, un bon Chinois, convoite ma pipe européenne. Il me dit: – Donne-la moi. – Oui. Mais quand veux-tu recevoir le baptême ? – Dans cinq ans. – Ah ! c’est dommage ! Je voulais te la donner, le jour de ton baptême. Attends encore cinq ans. Le même jour, je le fais raisonner. Je demande: – Est-ce important de sauver son âme ? – Non, ce n’est pas important. – Veux-tu aller en enfer ? – Non. – Est-ce important, d’éviter l’enfer? – Oui. – Éviter l’enfer ou sauver son âme, c’est la même chose. – Oui. – C’est donc important de sauver son âme ! – Oui. – Mais pour sauver son âme, il faut pratiquer la religion chrétienne. – Oui. – Veux-tu pratiquer la religion ? – Oh ! pas encore ! !
Article agriculture. Que faites-vous ? Ici, on plante le riz. Les rizières sont inondées. Hommes, femmes, pataugent dans l’eau, prenant les minces pousses nouvelles, et les piquant dans la terre. C’est très joli.
Article pharmacie. Ces temps-ci, peu de malades. Pourquoi? Quand on plante le riz, on n’a pas le temps d’être malade.
Article hors d’oeuvre. Soyez rassurés: je ne suis jamais malade : premièrement, parce que j’ai bonne santé; ensuite secondement, si la grammaire vous plaît, parce que je n’ai pas le temps d’être malade. Enfin, pour finir en beauté et en vérité: beaucoup de choses quittées d’Europe ont déjà passé dans le flou. Il n’y a que votre image qui ne meurt pas et, avec elle aussi, celle des gens et du pays.
Je vois encore les gentianes petites et bleues qui s’ouvrent au ciel, près de la cabane des Crettes. Je vous suis, sur les chemins. J’ouvre tout grands mes yeux, sur cette vie si lointaine et si chère. Je ne veux tenir plus qu’à mon devoir, puisque je l’ai quittée. Non. Qui me présenterait je ne sais quoi de beau, je n’en voudrais rien.
Et vous, mes chers, soyez contents de ce peu et de mes prières, même de celles que je dis quand je suis fatigué, et où il n’y a presque rien, que le seul désir de vous aider qui subsiste. Soyez le plus heureux possible, mais mettez votre coeur là où est votre bonheur. Pas dans l’abondance, ni le malheur dans le manque d’abondance, pas dans la tristesse d’être vieux ou dans celle de vieillir, mais dans l’espoir du ciel. Entretenez-vous avec Dieu. Que Jésus prenne la place que j’ai laissée. Parlez-lui de vos affaires et, quelques fois, parlez-lui aussi de votre missionnaire. Soyez souvent à genoux, dans la chapelle antique et, quelques fois aussi, prononcez mon nom devant sainte Anne.
Si les vitres de la chambre ne tremblent plus aux bruits de notre enfance, qu’elles gardent avec soin les secrets de vos âmes religieuses et votre vie éprouvée de voyageurs sur la terre.
Souvenez-vous de celui qui ne vous oublie point. Aimez, comme jadis, celui qui partout porte votre affection.
Maurice.
Joséphine,
Anna m’a dit que tu lui avais annoncé ton mariage. Et puis, plus rien. Je suis inquiet. Si tu as la moindre peine, sache que j’ai toujours la même compréhension des choses. Dis-moi tout: ça te fera du bien. Si tu es dans la joie, je ne suis pas assez étranger pour ne pas aimer à y prendre part.
En tout cas, je prie spécialement pour toi et t’assure que je suis plus Maurice que jamais, pour avoir vu beaucoup de choses.
Celui qui te chicanait, pour avoir du linge blanc, immaculé.
Maurice T.
N.B. J’envoie la lettre à ton adresse, pour que tu reçoives ce billet.
Lettre 77: Weisi, 2 sept. 1937
Weisi, le 2 septembre 1937.
Mon cher Louis,
Encore un été passé, pendant lequel vous n’avez pas eu l’occasion de me lire souvent. Vous croirez que je vous oublie… un peu ; pas du tout, mon cher. Je suis souvent avec toi et les autres aussi. Je t’entends tarabuster avec les tiens, rire, jouer, et quelques fois aussi je t’entends prier.
Je n’ai aucun souci à ton sujet, puisque tu es en bonne santé et que tu as une bonne place, ni au sujet de Louise qui est plus gentille que toi, ni au sujet de tes petiots qui ne peuvent pas encore faire du mal. De tout cela, combien je suis heureux.
Ici, vie plutôt banale. Il a fait, durant l’été, si chaud, que j’avais perdu toute énergie. Heureusement le temps a changé. Il a plu. Et maintenant, l’automne va commencer.
L’automne en Orient, c’est plus beau que tout ce que tu as vu. Le ciel est si pur, que, tout de suite, on se sent apaisé en le regardant. La terre, où les fougères jaunissent, où quelques arbres s’effeuillent, a l’air si tranquille, qu’on la croirait inhabitée. Je ne puis me promener sans prier. Certes, le pays reste étranger aux crimes qui s’y commettent; peut-être Dieu l’a-t-il créé plus beau, pour nous récompenser déjà.
En vous quittant, je croyais avoir tout quitté, même la littérature, la musique, tout. Or, tout m’a été rendu79. Je ne sache pas de poésie plus émouvante que celle de cette terre en perpétuelle contemplation, ni de musique plus profonde que celle des torrents dans la solitude. Ainsi donc, mon frère, tu me vois aimer ma nouvelle patrie ; ne pense pas que ce soit au détriment de l’autre. Dans un coeur chrétien, chaque chose trouve sa place qui mérite notre amour. Oui bien, j’aime beaucoup ces Marches tibétaines ; je leur ai donné mon intelligence car j’ai passé des heures à étudier les langues ; quand le temps sera venu, elles auront aussi mon coeur et ma force car, avec la grâce de Dieu, je veux bien tout m’user, pour ramener à son Centre et à son équilibre, ces populations si assoiffées de divin, qu’elles semblent tout mépriser, y compris Dieu, parce qu’elles ne connaissent rien de Dieu.
Et toi, mon cher, glane et retiens ces mots. C’est là toute la vie de ton frère qui, maintenant, change, sans que tu ne t’en aperçoives ; qui se fane (peut-on vivre, sans se faner un peu ?), sans que tu en souffres ; qui passe, sans que tu puisses l’arrêter. Car, tu as tes intérêts, et moi, les miens. Tu travailles pour un morceau de pain, et moi, pour un autre ; nos deux vies s’éloignent comme deux routes longtemps parallèles et qui, brusquement, s’en vont d’un côté opposé. De ceci, nous n’en sommes point maîtres. Que nous le voulions ou non, la vie nous séparera de plus en plus. Il y a un mot, dans l’Écriture, si triste et si beau : « Je suis un étranger, pour les fils de ma mère ». C’est Dieu qui parle ainsi, et il aura bien pensé à nous. C’est ainsi que nous vieillissons, mon cher Louis.
Pourtant, nous restons frères, n’est-ce pas ? Bien que ces soucis passagers, cette lutte pour la vie, nous entraînent de côté et d’autre, il nous restera toujours un même coeur aimant les mêmes choses. Et si éloignés que nous soyons, nous pouvons être très près, par la prière. Nous y serons fidèles, n’estce pas? sachant qu’elle est le seul remède contre l’endurcissement et la stérilité, sachant qu’elle est la voie à la vie éternelle.
Mais pourquoi t’ai-je écrit ces lignes? Parce qu’il faut se parler, comme l’on aime se parler; parce qu’il fait bon se dire les choses que l’on sait déjà. Cela fait du bien ; cela purifie ; cela fait prier. Parle un peu de moi à tes petits chéris. Je voudrais qu’ils sachent qu’ici, très loin, vit quelqu’un qui les aime et qui ne les a quittés que pour mieux les aimer. Et puis, aimons la vie, à cause des bonnes leçons qu’elle nous donne.
Voudrais-tu me faire un croquis de l’installation d’une circulaire, marchant à eau ; croquis simple et clair.
Nous allons construire une assez grande école: cela nous rendra service. Il est très probable que, cette année prochaine, des renforts viendront. Alors, peut-être qu’on t’en fera acheter une. Mais auparavant, il faut savoir l’installer. Il n’y a pas beaucoup d’eau dans le torrent mais, je pense qu’elle suffira tout de même.
De même: croquis d’une scierie, capable de scier de grandes planches. Ici, nos ouvriers n’ont que des scies à main; ils sont incapables de faire des planches de chêne, de noyer qui abondent. Indique-moi, en même temps, soigneusement, les prix d’une circulaire et d’une scie de long. De même, indique-moi le prix d’un petit fourneau en fonte, comme il y en a aux Crettes, mais beaucoup plus petit. Tu comprends, donne-moi rien que ce que je demande : les prix. Réponds-moi sitôt que tu pourras.
Je t’embrasse avec tous les tiens.
Maurice
79 Luc 18,29
78 « Il » : le malade.
Lettre 79bis Christ-Roi 1937
Christ-Roi 1937.
Cher Confrère81,
Cher entre tous, que si je ne vous ai pas écrit c’est que je n’en avais besoin ni pour aviver en moi votre souvenir : il est toujours vivant, ni pour me rappeler au vôtre. Je sais combien vous pensez à nous. Pour moi, pour les autres, vous êtes toujours celui qui nous faisait rire… des rires si jeunes et si innocents.
Pas plus tard qu’un de ces jours nous avons veillé jusqu’à 10 ou 11 heures, assis à nous rappeler, à revivre, les « séances » de St-Oyen et du St-Bernard. Je vous souhaite de ne pas vieillir, mais d’amuser toujours afin que plus tard si jamais il nous est donné de revoir la « vieille maison » il nous soit aussi donné de revenir hommes auprès de vous. A quand ?!!
Mais aujourd’hui puisque j’écris écrivons parlons réalité. La dernière chronique – un vrai sphynx – avait une lueur. Vous nous affirmiez qu’il y avait des réserves.
Nous comptons beaucoup sur vous pour cela. Voyez plutôt : Latsa ouvert dans 2 ans, alors que les nouveaux ne sauront pas même assez la langue ; une grande école préparatoire au Petit séminaire (qui à mon idée si les renforts ne sont pas trop rares pourra devenir un Petit séminaire, ensuite un Grand aussi, un couvent de chanoines réguliers). Kitchra, importants revenus, résidence inoccupée et pour cette raison délabrée. Prendre pied dans les villages presse encore davantage parce que les Protestants deviennent de jour en jour plus dangereux. D’autre part, pour cette partie (je voudrais être plus clair mais je crains que ma lettre ne soit frauduleusement ouverte à quelques douanes), pour ce coin-ci de la terre il ne faut plus guère compter sur les M.É. de P.82 Vous voyez que si nous n’en prenons pas soin, elle ne donnera rien de bon, et toute la honte nous en reviendra.
Aidez-nous donc beaucoup; envoyez-nous beaucoup de missionnaires, mais envoyez-nous seulement de ceux qui ne se laissent ni encourager par le succès ni, surtout, décourager par l’insuccès.
Et maintenant, veuillez nous dire un peu ce que vous faites sur l’autre hémisphère. Nous n’y comprenons plus rien. Pourquoi M. le Père (Maître ?) a-t-il dû renoncer à la philosophie parce qu’il n’avait pas de novices ? ! ! Nous ne doutons pas de vos excellentes raisons, mais nous nous intéressons trop à vous pour ne pas les savoir. Écrivez-nous donc une lettre pleine de réalités. Nous l’attendons.
Et puis, cher Confrère, quand vous avez un « Memento » pas trop long, daignez l’allonger un peu pour moi. Je suis toujours un peu à votre charge. Il faut bien que vous me prépariez à la Ière Messe. Vous m’avez rendu heureux en m’aidant à venir ici ; rendez-moi bon, vous le pouvez.
Et moi, je vous assure de vous rester toujours très attaché […]
Qui vous aime beaucoup
M. Tornay
81 Le correspondant est le chanoine Jules Jacquier, clavendier du Grand-Saint-Bernard. La lettre est écrite de Weisi sans doute, le 31 octobre 1937.
82 Il s’agit des Missions Etrangères de Paris. C’est à l’initiative de leur supérieur, Mgr de Guébriand, qui avait vécu trente ans dans le Setchouan chinois, aux confins du Tibet, que l’on fit appel aux religieux du Grand-Saint-Bernard pour l’évangélisation de cette région.
Lettre 85 Hanoï, 24 avril 1938
Hanoï, le 24. IV. 1938.
Mon cher Louis,
Ton frère est prêtre, depuis ce matin. Ce que nous attendions depuis 14 ans, est arrivé… Je te bénis, je bénis Louise et tous vos enfants, de toute mon âme.
Après-demain, je dirai la messe pour tous les miens. Toutes vos larmes, toute notre douloureuse séparation sera là, sur l’autel, avec le Christ immolé; et de mes deux mains, j’offrirai cela au Bon Dieu, pour notre salut. Non, je ne sache rien de plus beau. Je suis seul, mais je suis très heureux, parce qu’ainsi, Dieu est davantage honoré. Toi, mon cher Louis, pense que je [ne] suis prêtre que pour faire du bien, aide-moi par tes prières. […] Sache aussi que je suis prêtre pour vous; par conséquent, n’aie pas peur de me dire tout ce que tu voudrais.
Je t’embrasse très fort, avec tous les tiens.
Maurice.
Lettre 90 Weisi,30 oct. 1938
Weisi, le 30. X. 1938.
Mon cher Louis,
Quand tu me liras, les autres seront déjà loin 86 . J’ai appris trop tard leur départ, pour te commander ce que j’aurais voulu. J’étais alors à six jours d’ici, occupé à étudier le tibétain. Un beau jour, je reçois la nouvelle du départ. Hélas ! il ne me restait plus qu’un mois; la lettre n’aurait donc pas pu arriver, heureusement pour toi! Et maintenant, voici mon boulot. Tu penses que je suis régent. J’ai 39 élèves mi-chinois, mi-tibétains. Je leur apprends tout, depuis la façon de se laver, de s’habiller, jusqu’à la façon de se mettre à genoux et de prier. Les pauvres ! ils sont pleins de poux, de punaises et de puces, et, Dieu sait, si j’en n’attrappe pas quelquefois, moi aussi ! Je suis tout le jour pris par eux car il faut leur inculquer la religion, comme on inocule un poison: petit à petit, à chaque moment un peu.
Mon école n’est pas encore finie. c’est une magnifique maison. Charpente de bois et murs de terre, deux étages (plutôt, un) et galetas. Galetas: dortoir ; étage: ma chambre, chapelle ; rez-de-chaussée: salles de classe. Plus tard, seulement, j’aurai une cure et église.
Des chrétiens, j’en ai déjà 39; les autres viendront. Santé, excellente ; travail assuré ; position magnifique; pension originale: matin, bouillie de riz; midi, riz ou maïs cuit à la vapeur (on lave le riz, on le fait bouillir une minute dans l’eau, on le met dans un tamis qui lui-même « couvercle » une marmite où bout quelque chose. Pour le maïs, idem). Ensuite, on le mange avec du piment, des pommes de terre ou de la viande. Soir : voir midi. Dessert, quelquefois une pipe. Apéro : même nature.
J’ai un diable à combattre : la paresse de mes élèves et, aussi, parfois la mienne.
Les gens d’ici : ne rien manger, ce n’est pas trop ennuyeux, ça arrive si souvent! Souffrir : il le faut ; mais travailler, faire quelque chose, ça, c’est une peine qu’Adam aurait bien pu payer tout seul ! Les pauvres, pas d’imagination, pas de sentiment. C’est une terre à défricher. Prie Dieu de ne me laisser jamais décourager. Que d’épines à tailler, que de ronces à déraciner ! Le travail de l’Église, oui, ça c’est du beau travail.
Maintenant, quand tu me répondras, ne me donne que des nouvelles de chez nous, comme je ne t’en donne que des miennes. Chez nous, j’entends la famille, j’entends la Suisse; avant ces deux, toi et les tiens. Scierie : trop cher; verra plus tard; tous les problèmes remis. D’abord, m’installer, pour voir, il faut être sur place.
De la maison, pas reçu de lettre, depuis avril 1938. Pas de nouvelles, bonnes nouvelles. Tout de même, une lettre de la maison au coeur d’un exilé !
Nouvelles d’Anna, bonnes. Nouvelles de tante, idem. Nouvelles de Cécile? Age de Laurent? Ne sait-il pas bientôt écrire ?
Heureux dans ma nouvelle patrie, je vous en souhaite autant dans la vôtre que j’aime toujours.
Ai-je besoin d’un peu de repos, je pense aux matins de septembre qui blanchissent le bout des monts ; je pense au vent de septembre qui fait froid au dos, au soleil qui brûle encore le visage, au calme des pâturages désertés, où l’eau des torrents, qui ne sert plus à laver et à désaltérer, a le bruit si doux des choses que l’on n’entendra plus. Ces matins-là, quand j’étais collégien, je me levais toujours content. Je sortais aussitôt aspirer tout l’air que je pouvais, parce que bientôt il fallait partir. Or, dans mon corps, ce souvenir reste ; encore maintenant, ces jours-là, le réveil peut se taire : je me réveille avant lui. Il restera toujours un peu de terre valaisanne dans mon sang, va ! Je suis un arbre transplanté après la croissance. Ce qui ne m’empêche pas d’être heureux ici. Mais maintenant, adieu, choses d’autrefois ! Un prêtre, c’est un personnage public, donc, tout aux autres. Sois fier d’avoir un frère prêtre ; prie comme Jésus pour que sa foi ne défaille pas. Et crois-moi toujours plus à même de t’aimer et d’aimer ceux que tu aimes.
Maurice.
86 Ces « autres » sont les chanoines Nanchen et Lovey, qui venaient de partir pour le Tibet et la Chine.
Lettre 91: Weisi, 12 nov. 1938
Weisi, le 12. XI. 1938
Chère soeur87,
Rien de nouveau, sauf mon métier qui est chaque jour plus drôle. J’ai donc une quarantaine de petits sauvages à instruire et à éduquer; ce qui me donne l’occasion de suivre, chaque jour, gratuitement, des leçons de patience. Pense, il y a un mois et demi que je fais toujours la même remarque, et je ne suis pas encore écouté. C’est renversant pour nous, Européens. Pourtant, il ne faut pas les battre : ce serait ruiner une bonne année de travail.
Vois comme ils sont propres : il y en a un qui a la gale ; il se gratte partout et se fourre ensuite les mains dans la bouche. Il n’y en a pas un qui aime l’étude. Leur fais-je une belle théorie sur ceci, cela, ils coupent court mon éloquence, en me demandant si, en Europe, il y a des flèches et des arbalètes. Enfin, ils ont tous envie de rentrer chez eux. Penses-tu qu’un petit chamois serait heureux dans une étable? L’hiver, avec du bon foin dans la bouche, alors que sa mère, dans la neige, chercherait quelques feuilles sèches ? Le petit chamois voudrait partir ; il donnerait sa vie, pour la liberté. Mes petiots, de même. A la maison, rien à faire, souvent rien à manger, souvent nus. Mais à la maison, on est libre, on joue près des grands fleuves, on déniche, on rapine, on se chauffe près du feu, on mange quand on a. Tandis que chez moi, on est couvert, on n’a pas trop froid, ni trop faim, mais il faut travailler et obéir.
Pourtant, quelques-uns doivent devenir prêtres. Je pense à Dieu. Pour moi, chaque jour, je suis moins écouté. Mais Dieu qui ne perd jamais patience, je suis sûr qu’il réussira. Et s’il réussit avec eux, il réussira bien aussi avec nous, car, en vérité, nous ne sommes pas plus indociles. Aussi bien, ayons toujours confiance.
Une expérience : il n’y a que la charité qui compte. Je puis dire que je n’ai presque pas une consolation terrestre et pourtant, je ne vaux rien de plus que ceux qui en ont, car je n’ai pas assez de charité. Bref, cela viendra.
Ma maison n’est pas encore finie. Il faut que je monte une chapelle et je n’ai rien. Si jamais, en restant rigoureusement dans les règles de l’obéissance et de la pauvreté, tu pouvais m’aider un peu : conopée, nappes d’autel, aubes, cordons, habits pour enfant de choeur, etc. Si jamais… à emballer comme suit: colis de 5 kilos à envoyer par la poste. Mettre à l’intérieur du colis, feuille contenant les objets envoyés, avec mention « usagé », pour éviter une trop forte douane, pour qu’à la douane on ne fouille pas. Pour les petits objets, faire petits colis et envoyer comme une simple lettre. Le mieux, c’est de l’argent. Excuse-moi, je quête.
Où es-tu ? Que fais-tu ? Dieu te garde ! Salue très respectueusement de ma part, ta vénérée Supérieure et toutes les Soeurs que j’ai vues et que je n’ai pas vues, puisque, te connaissant, elles me connaissent aussi.
Tornay M.
87 Sa soeur, religieuse des Soeurs de la Charité.
Lettre 101: Hoa-Lo-Pa, 24 sept. 1939
Hoa-Lo-Pa, ce 24. IX. 1939.
Ma chère Anna,
il y a six mois que tu ne m’as pas écrit. Je pense méchamment que c’est parce que, dans ma dernière lettre, je t’avais demandé un service ! Bon, que faistu chérie dans un pays qui est en guerre. Ainsi donc, il nous faudra toucher du doigt les horreurs dont on nous a bourré les oreilles et les yeux. Il nous faudra, surtout, être héroïques, comme nos prédécesseurs. Sommes-nous prêts ? Il nous faut porter la croix. Ah ! ce n’est pas du tout agréable de porter la croix. J’ai compris un peu ce que ces terribles mots si répétés, si peu pris au sérieux, ont de grave pour notre pauvre caeur. Porter la croix, cela signifie ne plus savoir où donner de la tête, espérer contre l’espérance, croire contre toutes les apparences, aimer quand rien n’est aimable. C’est difficile, n’est-ce pas ? Qui est donc notre Dieu, puisque, pour le servir un peu, un peu comme ça, il faut tant de courage ?
Oui, ma chère, je suis en proie à toutes sortes de difficultés pécuniaires, difficultés d’approvisionnement, difficultés de ceci et de cela. Le diable s’y met et il tient bon. Avec tes prières, ce qu’il y a de certain, c’est que je ne flancherai pas non plus.
Mon école, somme toute, prospère. J’ai lancé un théâtre qui a réussi. Je vais commencer, les travaux des champs une fois finis, toute une série de prédications, d’où j’espère tirer quelques baptêmes. Sois avec moi.
Et pour toi, aussi, fais du bien, du bien à tout le monde. Tout le monde en mérite, parce que tout le monde est misérable.
Respectueuses salutations à ta Révérende Mère et à toutes les Soeurs.
M. Tornay.
N.B. Ma nouvelle adresse ne change rien. Écris toujours à Weisi. De Weisi ici, il n’y a pas de poste. Les deux villages ne sont distants que de deux heures.
Lettre 102: Hoa-Lo-Pa, 24 sept. 1939
Hoa-Lo-Pa, le 24. IX. 1939.
Mes chers Parents,
chers frères et soeurs,
Bien que depuis longtemps je n’aie rien écrit, cela ne signifie pas que je sois mort. Je suis vivant, bien portant, bien content, très heureux. Je suis maigre, parce qu’il y a ici une grande disette. Je suis fatigué, parce que j’ai la tête pleine de soucis. Pensez donc, 25 enfants à nourrir, et pas de riz. C’est comme un maître berger qui n’a pas assez d’herbe. Diable ! on ne peut pas désalper en plein été ! Ainsi donc, me voici maître berger un peu embêté. Ajoutez que mes Sotzis88 ne valent pas cher; ils s’en foutent. Mais à part ça, je fume chaque jour ma pipe. J’ai battu une fièvre 89 terriblement longue, puisqu’elle a duré un mois et demi. Je pense que, maintenant, elle me laissera la paix.
Je sais qu’on se bat de nouveau, en Europe. Ainsi, beaucoup de peines vous attendent. Je prie pour vous. Serons-nous assez sages pour que le Bon Dieu épargne la Suisse ? Espérons. Ne nous brouillons en tout cas pas. Dieu ne punit pas pour punir, mais pour sauver. Jésus signifie toujours Sauveur, et Jésus existe toujours.
Mes chers, que devenez-vous ? Marie, voici une lettre que t’envoie un de mes élèves90. Il voudrait, toi qui n’a pas d’enfant, devenir un peu tien. Il voudrait que tu lui fasses ce que lui ferait une bonne marraine : que tu pries, que tu lui envoies quelques menus cadeaux. Qu’en dis-tu?
Je vous embrasse tous, avec une indicible affection.
Tornay Maurice.
88 « Sotzi » : aides (du latin socius).
89 Traduction littérale d’une expression chinoise: avoir une forte fièvre.
90 La lettre est écrite en caractère chinois, avec une traduction française interlinéaire: « Très chère marraine, J’ai reçu avec une douce joie les objets que vous m’avez envoyés. Comme je suis content! surtout du couteau. Hélas on se bat maintenant en Europe. Les Allemands sont féroces. Moi je pense que c’est peut-être la fin du monde. Il faut s’y préparer. Moi je n’ai que 12 ans. Vous quel âge avez-vous? Je ne sais pas encore bien manier le pinceau. Je sais encore vous dire merci et merci. Portez-vous bien. – Simon. »
Lettre 103 Hoa-Lo-Pa, 14 mars 1940
Hoa-Lo-Pa, le 14 mars 1940.
Ma toute chère Joséphine,
J’ai reçu ta chère lettre, il y a quelques jours seulement. Il fait si bon te relire ; il fait si bon penser aux parents lointains ! Non, je ne sais pas quelle meilleure consolation, après la prière, que de revivre avec ceux d’autrefois. Merci beaucoup. Ainsi, les vieux s’en vont. Adèle est morte. Adèle, c’était à elle seule toute une Rosière. Que de changements, depuis mon départ ! Je crois que, dans quelques années, je ne reconnaîtrai plus rien. La vie est brève ; la figure de ce monde passe91.
Maman est fatiguée. Je comprends, après tout ce qu’elle a fait. Pauvre Maman ! Dis-lui que je connais bien le Bon Dieu, et que le Bon Dieu lui donnera la mort qu’elle mérite: une mort douce, celle du travailleur fatigué. Elle rentrera au ciel, comme l’ouvrier qui rentre chez lui, à la fin de son travail.
Et Papa est monté encore aux Crettes ? C’est un brave ! Au reste, je ne le vois pas ailleurs que là. Dis-lui qu’il aura une récompense particulière, parce que, mieux que d’autres, il a aimé ce que le Bon Dieu a fait de plus beau.
A l’un et à l’autre, fais leur entendre que je ne suis pas si loin et que d’ici, je puis leur être utile autant qu’à côté… Mon devoir est de prier. La prière nous a fait ce que nous sommes; elle nous sauvera.
Et toi, ma chère, et Marie, et François? Tu me dis beaucoup de choses dans ta lettre,… mais pas tout. Faudrait-il que je me mette à deviner ? N’avezvous pas reçu, cet été, une lettre en chinois d’un de mes élèves ?
Parlons d’ici. Primo, Dieu merci ! je vais très bien. Secundo, la famine fait rage. Sur les 300 familles qui composent mon voisinage, 4 à 5 ont suffisamment à manger. Les autres mangent, devine quoi : des racines de fougères. Aujourd’hui, on voulait me vendre des enfants. Par-ci, par-là, des gens meurent. Seigneur, délivrez-nous de la famine. Cette prière que j’ai souvent dite, étant enfant, je la comprends mieux, cette année. Mes élèves ne sont plus que 21. Quatre d’entre eux rentrent, ces jours-ci, au collège. Ce qui est bizarre, c’est qu’on les refuse partout et qu’ainsi, je suis obligé de leur faire, moi, le professeur de collège. Peut-être, parmi eux, y aura-t-il un prêtre.
Vous m’avez émerveillé par votre générosité. Je ne m’attendais pas à tant. Quand François reviendra à la maison, embrasse-le quatre fois pour moi : deux fois, sur la joue gauche ; deux fois, sur la joue droite. De ma part, hein ? et non pas de la tienne.
Je comprends les ennuis qu’a dû vous causer la mobilisation. J’ai pensé souvent à vos vendanges et à vos regains. Que Dieu vous délivre de la guerre ! Supportons, avec joie, tout le reste, pour qu’il nous évite des peines plus amères. Félicitez Jean, pour son enfant. Dites-lui de m’écrire.
Croyez tous à mon affection la plus vivante, et ne vous faites pas de soucis à mon sujet. Saluez tante et tout le monde.
Tornay Maurice
91 I Cor. 7,31.
Lettre 104 Hoa-Lo-Pa, 27 mars 1940
Hoa-Lo-Pa, le 27 mars 1940.
Mon cher M. Melly92,
Je vous remercie beaucoup de vos pensées, de votre dévouement, d’avoir pris la peine de monter jusqu’à la Rosière, pour voir mes vieux parents. Je vous remercie de tout ce que vous faites et de tout ce que vous voulez faire. Je suis heureux de savoir qu’enfin vous allez mieux. Les nerfs restent patraques: ayez le courage de prendre patience. Je crois que ce sera, celui-là, le seul remède qui vous guérira infailliblement. Parlons sec, en riant. Vous me dites que vous ne pouvez pas même répondre en chinois romanisé, à ceux qui vous écrivent en chinois. Je suis très naïf. Pour sûr ! Mais celle-là est quand même trop forte. Je n’ai pas même pu l’avaler à demi !
Ici, tout va bien. Hoa-Lo-Pa sera bien employé, puisque nous sommes obligés de tenir ici le Petit Séminaire. Yunnanfou n’en veut pas, de nos Tibétains – ce que j’ai pu lire entre les lignes de la lettre où ils refusaient – et Tatsienlou nous dit de garder nos ouailles ici. Il ne me reste plus que quatre grands élèves : Guenfou-Bénet de Yerkalo, fils de Tolo et Andjrou, Adjean-Juts’uen. Peuthou veut partir à Tali, cette semaine, pour suivre leur Tchoug Hio93. Je pense à eux comme maîtres d’école. Augusti et Dittet, je les ai remis avec les plus petits : ils ne pouvaient pas suivre. Je ne sais pas si je resterai ici. Dans ce cas, je ne pourrai presque pas faire de ministère, étant toujours en classe. Et dire que je serai obligé de faire venir un Sien Sen 94 depuis Tali ! Ici, on n’en trouve pas à la hauteur. Agapit a été retenu à la maison par son père. Je vous dirai que cela m’a fait autant de peine que le départ de tous les autres. J’espérais beaucoup de cet enfant, non comme futur prêtre, mais comme futur maître d’école. José de Madame Kato a quitté aussi, peutêtre aussi embobiné par sa soeur Marie.
La famine commence à devenir terrible. Ce matin, on m’a présenté des enfants à adopter. Je ne puis même pas faire d’aumône. A Tsamouti, trois familles ont assez à manger; les autres n’ont déjà plus rien. A Tsin Kuitang Ts’ao Patre, on mange des racines de fougères. Si j’avais deux ou trois tans95 de céréales, j’aurais 300 baptêmes d’adultes pour la Pentecôte. Lafamille de Themin viendra s’installer sur les terrains de la Mission, au mois de juin-juillet. Ce sera des chrétiens pour l’année prochaine. Themin et son frère sont prêts ; M. Sen aussi. Je préfère leur faire faire un noviciat d’un an, au moins. L’année prochaine, je pense ouvrir une école chez les Lolos.
Maintenant, mon cher, une prière : il faut à tout prix que je monte une petite fanfare. Deux gosses savent déjà jouer le San-min Tchoui-i96. M. Nanchen les a exercés. Il faut deux tambours, 4 pistons, 4 bugles, 4 flûtes. Ne me trouverez-vous pas ça, gratis ? Alors, je promets des théâtres magnifiques. Encore : bâtons à grimer, feux d’artifices, perruques. A envoyer par la poste, masques de carnaval, s. v p., s. v. p. Penser aussi à un harmonium. Je m’arrangerai pour que M. Lattion vienne donner un cours par semaine, si possible.
Dans trois semaines, j’irai loger à la Résidence de Hoa-Lo-Pa, avec les séminaristes. Ci-joint, un thème latin, si ça vous intéresse. Excusez mon ton. Je ne donne des commissions qu’à ceux en qui j’ai confiance […]
Tout à vous,
T. Maur.
Merci, in Christo, qui récompense le verre d’eau.
92 Très souffrant, le chanoine Melly avait dû renoncer au Tibet et regagner la Suisse. Maurice pouvait donc employer sans explication des mots chinois en lui écrivant. Il suivra le même usage avec d’autres correspondants tibétains. Cette lettre précède l’interruption de la correspondance et de toutes relations avec l’Europe du fait de la guerre.
93 Ecole secondaire.
94 Maître d’école.
95 L’équivalent de dix boisseaux.
96 Hymne national de la République chinoise avant la période communiste.
Cette dernière lettre précède l’interruption de la correspondance et de toutes relations avec l’Europe du fait de la guerre.
